Enfin bon, maintenant qu’on est là on ne va pas repartir tout de suite. On met le sac sur le dos et on prend le chemin bien balisé avec des gros piquets oranges tous les cinquantes mètres, même si pour se perdre sur ce chemin creusé dans la prairie et rempli de gravier il faudrait le faire exprès. D’autant plus que comme on est tous arrivés avec le même bus on a beau partir tour à tour on se retrouve quand même avec un groupe à cent mètres devant et un autre aussi proche derrière.
Très vite la solution s’impose d’elle même, on fait une bonne grosse pause pour déjeuner et on laisse tous les autres partir bien loin devant histoire d’être un peu tranquilles. Et là ça devient magique. On marche enfin seuls au milieu de la pampa avec en toile de fond les montagnes qui semblent reculer au fur et à mesure que l’on avance. L’herbe est jaune et haute, le vent joue avec elle comme dans un tableau de Van Gogh. On se croirait seuls au milieu de cette immensité et s’il faisait un peu plus chaud l’envie pourrait nous prendre de courir nus dans la brise à en perdre la raison et de se fondre, là maintenant, dans cette terre pour disparaître à tout jamais du monde dit civilisé. Mais déjà on se rend compte que la pampa est habitée, d’abord d’un troupeau de chevaux qui se repose par paires têtes bêches pour se protéger du vent, puis d’un rapace perché sur une bute dont la présence nous indique celle invisible de petits rongeurs cachés dans les foins. Je suis aux anges, on n’a pas encore approché les montagnes que déjà je bois comme du petit lait ces moments de bonheur présents et à venir que je peux partager avec ma belle.
Emilie elle justement trouve que son sac commence à peser et que les montagnes feraient bien de se rapprocher quand même un peu parce qu’à ce rythme là on y sera encore à la nuit. Je ne lui dit pas que d’après les deux cartes contradictoires que j’ai le chemin que nous suivons ne semble pas aller dans la bonne direction. Puisqu’il est balisé et que c’est le seul dans ce secteur du parc c’est forcément le bon, mais ça laisse présager bien du plaisir en ce qui concerne la qualité et la fiabilité de la cartographie du coin. L’IGN m’a donné de mauvaises habitudes dont une certaine exigence en la matière. Et puis à force de persévérence on arrive enfin au pied des sommets, le long d’un lac à l’eau trouble mais d’un bleu presque turquoise. Au dessus de nous le condor qui tourbillonait tout à l’heure dans le ciel a laissé la place aux nuages déchirés par les pics de granit rose et de roche noire qui ont prêté leur nom au parc. On fait une dernière pause pour bien profiter de ces images et on se laisse surprendre par le courant d’air qui tout d’un coup est devenu doux et chaud. Puis de leurs premières blessures les nuages laissent couler une petite bruine que le vent nous jette au visage dans des rafales qui nous font forcer le pas. On arrive au campement avant la nuit et pour le prix d’une nuit d’hôtel on peut monter notre tente sous la pluie, prendre une douche chaude et manger dans une cuisine abritée dans laquelle on croise toute la faune de backpackers que l’on a pris l’habitude d’éviter. Je repère tout de suite les deux minuscules tentes sans double toit qui sont l’assurance d’une longue nuit humide et pauvre en sommeil et je pleind d’avance leurs malheureux occupants.
Le lendemain matin ça ne manque pas, on assiste aux engueulades polyglotes des deux couples en question. Pour notre part la nuit a été relativement reposante malgrés le vent qui a continué à forcir et le crachin incessant. La journée s’annonce rude, les cartes n’ont pas d’échelle et malgrés une distance et un temps de marche annoncés pour chaque chemin, il est difficile de savoir à quoi ils correspondent par rapport à notre rythme. Ce coup-ci on part à l’ouest, face au vent et à la pluie. Je laisse mon surpantalon imperméable à Emilie pour qu’elle puisse marcher en tête, ce qui nous permet d’aller à son rythme et je la relaie quand les bourrasques se font trop fortes. On fait une bien piètre horde à nous deux et les pauses se multiplient. Par deux fois on pense atteindre un point de vue qui domine le lac gris sur notre gauche, offrant un panorama sur le glacier qui l’alimente en eau et apporte la poussière de roche qui lui donne cette couleur, mais pour l’instant seule la montagne toute noire qui nous domine sur la droite nous rappelle la grandeur du lieu. Tout le reste n’est que pluie, rafales, bosquets pliés et secoués. On entend à peine l’orage tonner dans les hauteurs.
Ca y est, on aperçoit le lac avec un énorme bloc de glace bleue qui flotte dessus, mon pantalon est trempé. Il y a quelque chose de surnaturel dans cette couleur vive au milieu de tout cet environnement gris. On continue, courbés dans le flux aérien qui nous enveloppe tout entiers et on arrive à un col qui canalise la force du vent au point que les impacts sur les joues des quelques gouttes de pluie qui subsistent deviennent douloureux. Mon pantalon a séché sans que les nuages n’aient laissé percer le moindre rayon de soleil et c’est les yeux mi-clos qu’on découvre là-bas au loin le glacier qui dégueule dans le lac, emportant avec lui une île de roc jusqu’au bord de l’eau. La fin de la journée n’est plus qu’une course poursuite pour se rapprocher de ce front de glace qui nous attire tel un aimant et on avale les obstacles sans les remarquer. Et hop le ruisseau qui déborde de son berceau, et hop les descentes boueuses et hop les gros rochers. Une ultime pause dans une clairière au milieu des arbres gigantesques et on arrive au campement, bien abrité dans la forêt cette fois ci. A peine le temps de monter la tente et nous sommes déjà en route pour le bout de la pointe rocheuse face au mur de glace qui se dresse au dessus de l’eau. Le vent est toujours là, amplifiant l’ambiance rude de cet endroit où la glace se force un passage à travers la roche dans un mouvement immobile.
Le lendemain Emilie reste dormir un peu plus pour récupérer de la journée éprouvante à lutter contre les éléments et j’en profite pour continuer un peu le chemin jusqu’à dominer le glacier. Ce qui de face semblait lisse comme un champs de poudreuse n’est en fait qu’un océan déchainé de pics blancs et de crevasses dont la profondeur des bleus est proportionnelle à la leur. C’est immense, le glacier fait quelques kilomètres de large et au loin à une quinzaine de kilomètres on devine à peine le champs de glace dont il descend, ce fameux “campo de hielo sur” qui lui s’étend sur plus de trois cent kilomètres. Je comprend mieux maintenant l’affluence dans le parc, d’autant plus que je ne suis qu’à quatre cent mètres d’altitude et la marche qu’on a faite hier peut se faire en aller-retour dans la journée, si on emporte juste un petit sac avec un pique-nique. Nous on va tranquillement prendre la journée pour revenir au premier campement, la rando ne fait que commencer et il s’agit d’économiser nos forces. Emilie est tellement enthousiasmée par la beauté des lieux qu’elle prend même du plaisir à marcher, il faut dire que même si le ciel est couvert il ne pleut plus et avec le vent dans le dos c’est plus agréable.