Torres del paine (3/3)
Le quatrième jour on part sans trop savoir jusqu’où on ira. L’objectif initial est de rejoindre un premier campement au pied de la vallée du français pour y déjeuner et de là choisir si on monte la tente pour faire un aller-retour sans les sacs dans l’après midi, ou si au contraire on continue chargés comme des mules jusqu’en haut de la dite vallée.
La matinée est agréable, quelques rayons de soleil nous réchauffent par moment et le chemin est relativement abrité quand nous n’avons pas le vent dans le dos, même si nous pouvons voir ce dernier dessiner des arabesques à la surface d’un petit lac en contrebas comme il pourrait le faire dans un champ de blé. On croise quelques oiseaux et un guanaco isolé qui broute tranquillement au bord du lac. Le sentier est indiqué sur les cartes comme étant facile, et il est tellement aménagé que quand on ne marche pas dans le gravier c’est parce qu’on est sur un ponton en bois. Le clou étant un pont suspendu qui enjambe un torrent de montagne. Et c’est justement dans le balancement au dessus de l’eau que l’on relève la tête et qu’on la voit là haut. La première idée qui me vient à l’esprit c’est que je comprend instinctivement le dessin de Jirô Taniguchi. Toutes ces façades de roche lézardées de neige et de glace que l’on peut voir dans ses ouvrages racontant des histoires d’alpinistes sont l’exacte représentation de ce que j’ai devant les yeux.
Mais pour l’instant il fait faim et on est arrivés. On prend le temps de manger un morceau et de se faire une mauvaise impression du lieu. Les derniers campeurs qui rangent leurs affaires ont des sacs rongés par les souris, le torrent passe à côté, on entend son grondement sourd et on ressent le froid qu’il apporte avec lui. C’est ce qui va nous décider, il nous faut bouger avant d’avoir trop froid et on n’a aucune envie de monter la tente dans ce nid de rongeurs.
La montée s’annonce rude, on commence par un pierrier parcouru de ruisseaux et de chemins dont les plus empruntés ne sont pas balisés. La pente est raide, mais face à nous la haute montagne et son glacier sont de plus en plus beaux, balayés par les vents qui charrient de la poussière de glace. De temps en temps ce que nous prenions pour des coups de tonnerre nous fait relever le nez du sentier et on s’arrette un instant pour admirer un bloc de glace qui se détache du glacier pour dégringoler en une avalanche au ralenti le long de la roche noire. C’est cette lenteur qui nous fait prendre conscience de l’échelle du lieu. Le sommet qui se cache dans les nuages est à près de deux mille cinq cent mètres au dessus de nos têtes et quand une avalanche se déclenche elle dévale presque un kilomètre à la verticale sous nos yeux ébahis.
Mais là haut le temps ne s’améliore pas et je veux arriver avant la nuit. On limite le nombre de pauses pour grimper plus vite dans la forêt qui surplombe le pierrier. Les arbres nous abritent un peu plus mais le sentier dont la pente s’est globalement adoucie fait plein de cabrioles pour traverser tous les ruisseaux qui ici encore coulent sans arrêt. Le cheminement en est presque plus fatiguant qu’au début et comme la forêt nous cache la montagne il est plus monotone. La pluie vient se joindre à nous au moment où on débarque sur une coulée de pierres sans doute charriée là par quelque avalanche, à moins que le petit ruisseau qui l’accompagne ne soit capable de se transformer en véritable torrent. En tout cas l’absence d’arbres nous confirme qu’on a bien fait de monter si haut, on est à l’entrée d’un cirque majestueux au milieu de tours qui passent pour des géants et de sommets aux architectures variées coiffés de nuages ou de glaciers. On se replonge vite dans la forêt, il nous reste une dernière pente à gravir pour l’heure qui vient, ce qui devrait nous permettre d’arriver juste avant que la clartée du jour ne disparaisse. J’aperçois dans les arbres une bâche bleue et je préviens Emilie avant qu’elle ne la distingue qu’il ne faut pas se faire de fausse joie, on est encore loin d’arriver. Pour une fois pourtant, la mauvaise qualité de la carte joue en notre faveur et il s’agit bien du campement, presque deux cent mètres plus bas que prévu.
On peut prendre notre temps pour planter la tente et manger à l’abris de la bâche en compagnie des deux autres personnes ayant eu le courage de monter ici: Yutaka, un aimable japonais et un new yorkais un peu moins sociable. Alors qu’on termine de manger deux randonneurs supplémentaires arrivent sous la pluie et dans la nuit, ils vont directement monter leur tente et on se couche avant qu’ils n’aient terminé.
Il est huit heure et demi, on est dans nos duvets, exténués. Une heure plus tard Emilie me réveille, elle a trop froid pour dormir. C’était la consigne, elle est plus sensible au froid que moi et même s’il ne m’empêche pas de tomber dans les bras de morphée, assomé par la fatigue de la montée, elle ne peut pas se permettre de passer une nuit blanche à greloter. Ca me fait presque plaisir, j’ai des couvertures de survies qui doivent être dans le fond de mon sac depuis une dizaine d’années et c’est l’occasion de les utiliser pour autre chose que des glissades dans la neige. En moins de cinq minutes Emilie est bien au chaud et on peut réattaquer cette nuit de repos.
Dans mon sommeil je crois reconnaître un bruit, je tend l’oreille, entre rêve et réalité je le reconnais à nouveau. C’est le cri caractéristique de la souris qui appelle ses copines parce qu’elle vient de découvrir une réserve de nourriture qui devrait leur permettre de passer une bonne partie de l’hivers. Le problème c’est que la nourriture en question c’est la notre, entreposée à nos pieds dans les sacs à dos. Pour la première fois depuis le début de la randonnée on a oublié de mettre toutes nos provisions dans le petit filet au plafond. Je rallume la lumière et elles sont déjà deux à se rassasier, elles ont fait quatres petits trous dans la toile de la tente. Pour les souris en camping la solution est simple, il faut tout suspendre dans un arbre, et s’il n’y en a pas il faut en faire pousser un. On a la chance d’être au milieu d’une forêt et je prépare un grand sac que je ferme avec une cordelette et je sors.
C’est la plus grosse surprise, dehors tout est blanc. Il y a deux à trois centimètres de neige sur la tente. Pas étonnant qu’Emilie ait eu froid, en plus le vent souffle vraiment fort. Après avoir attaché le sac à une branche et raclé toute la neige qui commençait à geler sur la tente, je me recouche en espérant qu’il ne faudra pas se relever dans la nuit pour déblayer à nouveau et que le vent ne fera pas tomber le sac avec toutes nos provisions. Mais au fond de moi je suis content comme un gosse, il neige et maintenant qu’Emilie a chaud ça restera une expérience inoubliable qui compense largement les difficultées endurées.
Au petit matin la pluie a remplacé la neige, commençant à faire fondre le manteau blanc qui couvre le sol. On distingue bien l’emplacement vide de la tente des deux randonneurs arrivés hier sous la pluie. Pour eux la nuit a été trop dure et ils sont déjà redescendus. On prend notre petit déjeuner à l’abri de la bâche, elle nous protège du vent et de la pluie mais pas du froid qui lui commence son long travail de sape. Les conditions ne s’améliorent pas et il faut bien partir si on ne veut pas geler sur place. En descente avec le vent dans le dos, le chemin ne s’annonce pas trop dur, l’inconvénient c’est que nous ne sommes pas les seuls à aller par là. Toute la pluie qui tombe du ciel doit bien passer quelque part pour rejoindre la rivière, et notre sentier lui plait bien. Si au début on est surtout sensible aux ondées, ce ne sont que les premières feintes de l’eau qui préparent les attaques du froid. Au bout de dix minutes mes gants sont trempés. Quand le chemin se transforme en ruisseau je suis mouillé des chaussettes au caleçon et quand dans le pierrier il devient presque un torrent on est obligés de jouer les équilibristes entre les différents sentiers alternatifs. Les morsures du froid sont présentes depuis un bon moment, je sens ses crocs sur mes cuisses et le gel brule mes doigts. Emilie s’en sort un peu mieux, avec seulement les pieds et les mains de mouillés elle a moins froid. Dans ces conditions il est hors de question de faire des pauses pour autre chose que boire un peu de thé brulant qu’on a emporté avec nous, et encore, pas plus de deux minutes et seulement dans des endroits abrités.
Quelle déception en arrivant au campement en bas de la vallée, l’abri où nous pensions nous mettre au sec est bondé et le sol est couvert de boue. Impossible de se changer ici, et même si on trouvait une planche ou un rondin pour pouvoir se mettre pied nu sans marcher par terre, à quoi bon? On s’arrette quand même une demi heure, le temps de cuire des pates pour se remplir l’estomac tout en se réchauffant.
On repart, cette fois ci ça va être un peu plus de deux heures de marche forcée sans vraiment s’arrêter pour pouvoir atteindre le campement principal, celui où nous attendent une bonne douche chaude et une cuisine à l’abri. Encore une nuit sous la tente, la même erreur de laisser de la nourriture au niveau du sol et donc de se faire réveiller par les souris dans la nuit. Au lever du jour on plie toutes nos affaires pour aller attendre midi dans la cuisine, les chaussettes doublées de sac plastique ou de couverture de survie et en buvant du thé bien chaud.